Argumentaire du colloqueLes divergences significatives qui existent au sein des différentes écoles de pensée économique semblent rendre le dialogue entre elles très difficile. Comment concevoir ce que serait une discussion entre l’école classique, l’école marxienne, l’école autrichienne, l’école néoclassique, l’école keynésienne, l’école postkeynésienne, l’école historique, ou l’école de la régulation, au vu de la diversité des présupposés théoriques et philosophiques de ces théories ? Le présent colloque se propose de discuter ce constat en partant d’une hypothèse. À condition d’étudier ces écoles non du point de vue des contenus théoriques qu’elles déploient, mais du point de vue de la manière dont elles analysent le rapport entre la description et la prescription, entre l’être et le devoir-être, de nombreux points communs entre ces approches émergent, et notamment une thèse partagée : le développement de l'économie positive est le seul moyen de résoudre les désaccords sur les questions normatives. En effet, si l’on part de la distinction entre l’économie positive et l’économie normative, thématisée de façon systématique dans les travaux de John Neville Keynes (Keynes 1890), selon laquelle l’économie positive, distincte de l’économie normative, consiste à s’occuper de ce qui existe, à la différence de l’économie normative qui s’occupe de ce qui doit exister, on peut constater des ressemblances importantes entre les différentes écoles de pensée économique et entre les penseurs appartenant à ces écoles, par exemple Milton Friedman, Ludwig von Mises et Karl Marx. Ces trois penseurs s’entendent sur l’idée que la représentation positive de la réalité économique existante constitue le cœur de la pensée économique, et ils subordonnent tous, bien que de manière différente, l’économie normative à l’analyse de la situation économique actuelle. Pour Friedman, l’économie normative dépend de l’économie positive parce que les décisions au sujet des politiques économiques à suivre reposent sur le fait de prédire les conséquences de tel ou tel fait en se basant sur l’économie positive (Friedman 1953). Seul le progrès de l'économie positive peut ainsi régler les désaccords à propos des nouvelles politiques économiques à mettre en œuvre. Pour Mises, c’est l’analyse positive de la structure a priori de l’action humaine qui peut contribuer à formuler différentes propositions – pour la plupart négatives – concernant ce qui peut et doit être fait dans le domaine économique (Mises 1949), faute de quoi les propositions normatives visant à changer la situation économique risquent d’être futiles ou d’avoir des conséquences catastrophiques. Quant à Marx, il entend développer une théorie économique critique qui se veut immanente, c’est-à-dire non-normative, afin d’éviter l’écueil rencontré par les socialistes et communistes critiques-utopiques (Marx & Engels 1848, 72). Marx juge en effet les projets critiques de rectification des injustices sociales existantes de ces penseurs « fanatiques et superstitieux » (Marx et Engels 1848, 75). En établissant des idées normatives de manière spéculative, en amont de leur mobilisation dans la critique des injustices des sociétés de leur époque, sans les fonder objectivement, ces penseurs les rendent purement subjectives et impuissantes (Hegel 1991, 302-3). Considérant que seules les idées dont les germes sont dissimulés dans la réalité existante doivent être prises au sérieux (Marx & Engels 1976, 92), Marx refuse de proposer des idées normatives alternatives et étudie plutôt la réalité positive afin d’identifier de tels germes de dépassement de cette réalité. En constituant un espace de discussion entre ces écoles autour du rôle relativement secondaire attribué à l’économie normative, ce colloque tâchera de débattre de la pertinence d’une valorisation des approches normatives en économie, en insistant notamment sur leurs fondements philosophiques et épistémologiques. Plus précisément, son enjeu central sera d’étudier la façon dont les diverses tentatives de réduction de l’économie normative à l’économie positive peuvent nourrir une réflexion sur les approches normatives en économie. Si l’économie normative se donne pour tâche de créer des cadres permettant d’avancer dans le règlement des désaccords normatifs, elle ne peut pour autant ignorer les connaissances développées en économie positive. Dès lors, il s’agit de parvenir à déterminer quel rapport les démarches normatives en économie peuvent entretenir avec l’économie positive, et à étudier les conséquences d’un tel rapport pour la philosophie politique contemporaine et les théories contemporaines de la justice. Ce colloque s’assigne ainsi un double objectif : 1) d’une part, il vise à constituer un espace de dialogue entre des écoles économiques en apparence très éloignées les unes des autres, tout en mettant en valeur les débats au sujet du rapport entre positif et normatif dans chacune de ces écoles. En ce qui concerne l’école marxienne, on peut ainsi noter que l’approche épistémologique d’une partie des penseurs appartenant au courant dit « analytique » du marxisme(notamment Roemer (Roemer 1982), Elster (Elster 1985), et Buchanan (Buchanan 1982)) n’est pas réductible à celle de Marx. En outre, l’inflexion de la pensée marxienne chez certains théoriciens critiques (Adorno, Horkheimer) conduit au développement d’une forme de normativité liée à la réélaboration du concept de justice (Horkheimer, 1937/1970), qui articule l’approche normative avec une approche interdisciplinaire positive au sein de l’Institut de recherches sociales (Horkheimer, 1932 et 1937) et avec une réflexion sur le motif de l’utopie (Adorno et Bloch, 1964 ; Adorno, 1966 ; Abensour 2000 et 2009). La question des fondements normatifs de la critique tend de ce fait à prendre de l’ampleur dans cette théorie critique de la société (Habermas, 1981; Honneth, 1992 et 2000). Au sein de l’école de Chicago, les positions épistémologiques de Friedman sont nettement différentes de l’approche épistémologique d’un des fondateurs de l’école de Chicago, Frank Hyneman Knight, ainsi que de celle que défend James Buchanan. Enfin, dans l’école autrichienne, l’approche aprioriste de Mises diffère nettement de celle défendue par Hayek dans son Law, Legislation and Liberty, ainsi que de celles de Menger et de Böhm-Bawerk. 2) d’autre part, ce colloque entend ouvrir une discussion sur les manières de mettre en rapport l’économie positive avec l’économie normative, sans réduire l’une à l’autre ni amoindrir l’importance de l’une au profit de l’autre. Il vise à développer, grâce à cette perspective, un champ de discussions entre diverses écoles de pensée économique que l’on estime radicalement hétérogènes, et à établir un dialogue avec les théories contemporaines de la justice et la philosophie politique contemporaine.
Le colloque s’organisera principalement autour de cinq axes de recherche :
|
Personnes connectées : 11 | Vie privée |